Christian Hugonnet : « L'écoute régulière de sons compressés rend l'oreille paresseuse »
L’écoute au casque et le volume sonore sont souvent pointés du doigt comme des facteurs de risque pour l’audition. Mais un autre risque méconnu menace nos oreilles : la compression dynamique du son.
Christian Hugonnet
Entretien avec Christian Hugonnet, ingénieur acousticien, fondateur de la « semaine du son ». La semaine du son est un événement annuel destiné à sensibiliser le grand public et les élus sur l’importance de l’environnement sonore dans notre vie.
– Vous êtes un des premiers à avoir alerté sur l’impact possible de la compression du son sur le bien-être et la santé. De quoi s’agit-il ?
Christian Hugonnet : Il s’agit d’un phénomène consistant à supprimer les écarts entre les sons forts et les sons faibles, autrement dit à relever le niveau sonore d’un son faible pour qu’il soit mieux perceptible et inversement diminuer un son trop fort. Ainsi le mot chuchoté est-il perçu avec autant d’intensité que s’il était prononcé à voix haute.
La compression du son n’est pas en soi un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau en revanche, c’est le fait qu’elle soit omniprésente. À la radio, à la télévision, dans les salles de concert, sur les consoles de jeux vidéos, le son compressé finit par remplacer de manière quasi systématique le son naturel. Or un son naturel est modulé, il comporte des nuances, des pauses, des « respirations ». Ces respirations, ces silences, sont essentiels pour l’oreille comme pour le psychisme.
« L’écoute régulière de sons compressés rend l’oreille paresseuse. Elle n’a plus besoin de faire une gymnastique permanente pour s’adapter aux modulations du son. »
– Quel est l’intérêt de compresser le son, si au final cela lui enlève sa couleur, sa personnalité ?
C.H. : En effet la compression donne une musique sans nuance. Imaginez le Boléro de Ravel sans son long crescendo. Sur le plan musical c’est désastreux ; on part à 80 dB on arrive à 80 dB ! Mais le but de la compression n’est pas qualitatif. Cela vise à situer le son au dessus du bruit ambiant. Il est donc mieux entendu, y compris dans des lieux très animés comme la rue ou le métro. Mais en même temps ces sons véhiculent une énergie importante, ils fatiguent l’oreille qui n’est pas faite pour supporter cette stimulation permanente. L’oreille a besoin de temps de silence, de temps de récupération. On le ressent intuitivement : quand certaines émissions se terminent on éprouve une forme de soulagement.
Par ailleurs, l’écoute régulière de sons compressés rend l’oreille paresseuse. Elle n’a plus besoin de faire une gymnastique permanente pour s’adapter aux modulations du son. Elle a donc de plus en plus de difficultés à percevoir les sons faibles. Vous le constatez en observant des groupes de jeunes : après avoir écouté de la musique compressée pendant un long moment ils se mettent à parler plus fort. On pourrait dire qu’ils « parlent compressé ». Une autre conséquence de cette écoute tient au fait que l’oreille a besoin de ces nuances, de ces contrastes sonores que le son compressé lui enlève. C’est pourquoi, l’auditeur qui écoute une musique compressée, pour retrouver une impression contraste, a inconsciemment tendance à monter le son plus fort.
– Que faire, face à cette situation qui semble inéluctable ?
C.H. : Rééduquer l’oreille, réapprendre à écouter. La meilleure façon de procéder à cette rééducation est de pratiquer un instrument acoustique ou le chant choral, pour retrouver le goût du son naturel. Nous en appelons à une véritable prise de conscience afin de bâtir une « écologie du son ».
Nous vivons en effet dans une civilisation « rétinienne » : nous sommes conscients de ce que nous voyons mais pas de ce que nous entendons. Comme notre respiration, notre audition est un phénomène inconscient. Et comme elle, elle est indispensable à la vie. Je le constate régulièrement en rencontrant des personnes jeunes ou moins jeunes qui ont perdu l’audition. Ce handicap engendre une souffrance sans nom et un risque élevé de désinsertion sociale. Les statistiques de la sécurité sociale sont là pour nous le rappeler : il est dix fois plus difficile de retrouver un emploi quand on est devenu sourd que si on est aveugle.
– Comment parvenir à cette « conscientisation » du son ?
C.H. : Un grand pas a été franchi avec le lancement de la charte de la semaine du son auprès de l’UNESCO. Cette charte devrait être validée en novembre prochain et présentée à l’assemblée générale en 2017. Demain, des sites pourront être classés par l’UNESCO comme appartenant à notre patrimoine sonore. Cette charte internationale va redonner au son sa place dans le bien-être et la santé, elle va amener les peuples à reconsidérer le son comme un élément essentiel de la vie.
Nous devons montrer que le sonore est un facteur d’équilibre au niveau planétaire entre les hommes : des gens capables d’écouter, sont indubitablement dans une meilleure capacité à avancer ensemble.
« On ne connaît plus le silence. On ne sait plus non plus discriminer ces microbruits qui sont tellement riches de sens. Un bruit de pas par exemple. Il y a 24 signifiants dans un bruit de pas. »
– Et ceux qui ne sont plus capables d’entendre et de s’entendre ?
C.H. : Comme le remarquait le philosophe américain Matthew Crawford nous vivons dans un monde du bruit. Ce bruit qui nous enveloppe, ce son compressé qui a anéanti le silence, nous empêche de réfléchir. C’est dans ce sens que j’affirme que la compression sonore a une dimension politique importante : on assourdit une civilisation, on crée une asphyxie de la réflexion et de l’intelligence avec cette ambiance sonore envahissante. On ne connaît plus le silence. On ne sait plus non plus discriminer ces microbruits qui sont tellement riches de sens. Un bruit de pas par exemple. Il y a 24 signifiants dans un bruit de pas. Sans voir une personne, on peut deviner, à l’entendre marcher, son âge, son type de chaussure, son sexe, la nature du sol sur lequel elle progresse, son état d’esprit… Écouter le silence de l’autre est un moyen merveilleux de le rencontrer. En négligeant le silence et les microbruits, en les noyant dans un bruit de fond perpétuel, on perd une quantité colossale d’informations et de plaisir.
– Vous faites l’apologie du silence qui était d’ailleurs le thème central d’une de vos « semaines du son ».
C.H. : Nous n’avons pas de paupière pour fermer notre oreille et nous protéger. Or notre oreille a besoin de ces temps de silence. Le silence habité est très porteur. Avant une prise de son, nous enregistrons le « silence » du studio, c’est-à-dire les microbruits qui font la personnalité de ce lieu. Ce silence est ensuite très important au montage. Car aucun lieu n’a la même présence silencieuse. Ce silence habité est aussi ce que l’on retrouve lors des retraites en monastère. Dans le silence tout devient clair, limpide, l’absence de bruit entraîne une compréhension immédiate de l’autre. Le silence amène et engendre une ouverture vers soi et vers l’autre. On se situe dans un espace de conscience modifiée qui nous libère. C’est l’inverse même de la compression.
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