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« De nombreux gestes du quotidien peuvent provoquer des kératocônes »

« Ne vous frottez pas les yeux ». C’est le message d’alerte du Dr Damien Gatinel, dont les travaux suggèrent un lien de causalité entre certains gestes du quotidien et la survenue d’un kératocône, une maladie dégénérative de l’œil qui se traduit par une déformation de la cornée. Auparavant sphérique, celle-ci prend alors la forme d’un cône.

– Comment avez-vous été amené à vous intéresser au kératocône ?

Dr Damien Gatinel : Je suis chirurgien ophtalmologique. Le kératocône, qui entraîne une déformation, un amincissement mais également une fragilisation de la structure de la cornée, est une contre-indication à la chirurgie réfractive exercée pour corriger l’amétropie (myopie, presbytie, astigmatisme et hypermétropie). Avant de proposer celle-ci, nous réalisons donc une « topographie cornéenne » pour évaluer la courbure de la surface cornéenne et ses éventuels défauts. C’est ainsi que j’ai pu observer la fréquence de ces kératocônes, sous une forme fruste (déformation modeste) ou sous une forme beaucoup plus marquée (dans les cas les plus sévères, la cornée au lieu de constituer une lentille régulière couvrant l’iris, a une forme qui peut rappeler celle d’un « cône », d’où le nom de la maladie).

Surface cornéenne normale (A) et avec kératocône (B)

Surface cornéenne normale (A) et avec kératocône (B)
©Rev Med Suisse 2014; volume 10. 1263-1265

– Certains gestes sont-ils plus délétères que d’autres ?

D. G. : De nombreux gestes et comportements du quotidien peuvent être incriminés car ils entrainent des pressions ou des frottements susceptibles d’abimer la cornée : s’essuyer vigoureusement les yeux après la piscine, après un effort sportif, ou une séance prolongée de travail sur écran, appuyer sur les globes oculaires avec ses pouces pour tenter d’apaiser la douleur d’une migraine, dormir la tête enfouie dans l’oreiller, ou encore s’assoupir sur le côté avec la main posée sur la tempe et les yeux… À force de voir des cornées abimées, on devient presque « mentaliste » : quand j’ausculte un patient, je peux souvent deviner dans quelle position il dort et de quelle manière il frotte ses yeux, simplement en observant les irrégularités de sa cornée.
Malaxer ses yeux avec un poing entier et les parties dures des phalanges est particulièrement nocif tandis que se frotter avec la pulpe du doigt, plus molle, est en général moins à risque. On constate que les femmes ont autant — si ce n’est plus — d’irrégularités de la cornée mineures ou des formes frustes, mais que la majorité des kératocônes sévères se retrouvent dans la population masculine (environ 70 %).

Vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=piy1C8PG4aI
Le frottement d’un œil vu à l’IRM – Defeatkeratoconus.com

« Des cas de décollement de la rétine ou de patients ayant décroché un cristallin artificiel (implant pour une cataracte) simplement en se frottant les yeux, ont été publiés dans la littérature médicale » 

– Que sait-on des causes du kératocône ?

D. G. : On entend souvent dire qu’il s’agit d’une maladie « idiopathique », c’est-à-dire dont la cause est inconnue. Beaucoup de personnes ont de ce fait cherché un ou des gènes de prédisposition. Ces pistes ont été infructueuses, ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où ces lésions sont probablement dues à des facteurs environnementaux. En réalité il y a un continuum entre une cornée un peu altérée et un vrai kératocône. Ce continuum suggère que les petites déformations cornéennes — très fréquentes — sont de même nature que le kératocône. Si on étudie bien le type de déformation, on observe que la partie inférieure de la cornée, est souvent la plus amincie. Tout cela plaide en faveur d’une « usure » de la cornée liée aux frottements des yeux. En effet, lorsque vous fermez les paupières, l’œil remonte vers le haut par un mécanisme réflexe (reflexe de Bell). Ainsi, si vous « frottez vos yeux », (en réalité les paupières, puisqu’on masse l’œil au travers des paupières), vous usez en priorité cette partie inférieure de la cornée.

– À quel âge apparait le kératocône et quels signes doivent nous alerter ?

D. G. : La maladie est typiquement diagnostiquée durant l’adolescence et atteint son stade le plus avancé vers 20-30 ans. Un signe d’alerte majeur est l’astigmatisme. Un astigmatisme qui apparait après l’adolescence est vraiment suspect car on nait astigmate, on ne le devient pas… Si un astigmatisme survient chez un enfant allergique, il est certainement provoqué par les frottements. Et ce début de déformation cornéenne risque — si on n’intervient pas à temps — d’évoluer vers un kératocône. Tout enfant allergique qui se plaint d’avoir les yeux qui piquent devrait d’ailleurs faire objet d’une consultation ophtalmologique avec topographie cornéenne.
Une fois installé, le kératocône se traduit par des altérations de la vision : image qui « bave » un peu vers le bas, halo lumineux autour des objets brillants (par exemple la nuit), sensation de dédoublement de l’image. Les patients me disent ainsi souvent qu’ils ont du mal à lire les sous-titres à la télévision car les lettres leur semblent en surimpression.

Femme qui se frotte les yeux

©Maskot

– Que faire dans ce cas ?

D. G. : Tout d’abord « sanctuariser les yeux ». Plus rien ne doit appuyer sur l’œil : ni le matelas, ni l’oreiller, ni la main… Ensuite traiter les causes du frottement. S’il s’agit d’une allergie, il faut la soigner. Si l’irritation oculaire est l’effet secondaire d’un médicament qui assèche l’œil, il peut être nécessaire d’adapter le traitement et prévoir la prescription d’agents mouillants (gels ou larmes artificielles). S’il s’agit d’une irritation due à la pollution, il faut rincer l’œil régulièrement avec du sérum pour enlever les poussières et polluants. Il peut aussi être nécessaire de recourir à des collyres adaptés qui vont à la fois humidifier la surface de l’œil et calmer l’inflammation. Dans certains cas, nous prescrivons des coques oculaires de protection nocturne, pour éviter l’appui sur les yeux et les frottements matinaux, au réveil. Beaucoup d’enfants ont des postures délétères à l’école : assis, les coudes sur la table, ils penchent la tête et reposent leur front dans leurs paumes de main. Pendant une ou deux heures de cours, ils vont ainsi exercer une forte pression sur leurs globes oculaires. Il appartient aux instituteurs d’être informés de ce risque afin de pouvoir alerter les familles.

– Peut-on guérir un kératocône ?

D. G. : Le plus souvent, une fois le kératocône formé, on peut arrêter son évolution (en stoppant tous les comportements délétères) mais pas revenir en arrière. Dans certains cas, chez l’enfant jeune, l’épithélium cornéen parvient à se remodeler un peu, et une déformation cornéenne mineure peut régresser discrètement. Les lunettes parviennent à corriger les défauts visuels. Toutefois, la meilleure solution —quand elle est possible— reste le port de lentilles rigides, hybrides ou sclérales. La lentille rigide, moulée sur la cornée, permet de gommer la déformation et apporte immédiatement une amélioration visuelle majeure.

« Le plus souvent, une fois le kératocône formé, on peut arrêter son évolution (en stoppant tous les comportements délétères) mais pas revenir en arrière. »

– En quoi consiste l’opération “A journey in the fight against keratoconus” (Voyage au pays de la lutte contre le kératocône) ?

D. G. : Il s’agit d’informer le plus largement possible sur les causes du kératocône qui restent mal connues. Car finalement, la prévention est extrêmement simple puisqu’il suffit d’éviter les gestes délétères ! Le site https://defeatkeratoconus.com que plusieurs de mes collègues et moi-même avons monté est riche de nombreuses photos, articles, témoignages qui permettent de comprendre ce qu’est le kératocône et comment il survient. Sur cette base nous essayons de sensibiliser les pouvoirs publics et espérons pouvoir mener des campagnes d’information et de dépistage. Pour l’heure, nous sommes seulement en phase de prise de contact.

– Quels sont les messages clefs que vous souhaiteriez faire passer au cours de cette campagne ?

D. G. : D’abord dire que le kératocône n’est pas une fatalité. Il suffit d’arrêter les gestes à risque pour stopper son évolution. Le second message découle directement du premier : ne jamais proposer de chirurgie d’emblée. Le cross-linking, cette méthode censée durcir la cornée, est à proscrire de mon point de vue, puisqu’on rajoute un traumatisme supplémentaire à une cornée déjà fragilisée ! Mieux vaut protéger et prendre soin de ses yeux, bref, ne plus frotter du tout. La chirurgie n’a de place dans le kératocône qu’aux stades ultimes, lorsque la greffe de cornée devient nécessaire – situation aujourd’hui exceptionnelle et qui concerne les patients qui n’ont jamais cessé de se frotter les yeux.
Enfin et surtout, nous voudrions adresser un message aux parents : si votre enfant se frotte souvent les yeux, emmenez-le se faire dépister, et soignez la cause de son irritation oculaire avant qu’il ne soit trop tard.

Histoires vécues, racontées par le Dr Damien Gatinel.
Un kératocône est survenu…

 

…en 3 mois chez un boulanger. « Il avait 30 ans, aucun problème de vision jusqu’au moment où il est tombé malade. Allergique à toutes les poussières émises dans son fournil, et se levant à 3 heures du matin, il ne cessait de se frotter les yeux. En 3 mois, l’une de ses cornées était déjà déformée, engendrant une baisse de vision. »

 

… chez un jeune employé de 23 ans. « Remuer des livres dans un entrepôt pendant 1 an et demi a suffi à ce jeune, allergique à la poussière, pour développer un kératocône après s’être frotté ses yeux constamment irrités. »

 

… après un changement de poste. « Ce veilleur dans un grand hôtel a commencé à souffrir de fatigue oculaire chronique, le jour où un poste de réceptionniste de nuit lui a été proposé. Pour se tenir éveillé il regardait des films et se frottait régulièrement les yeux au cours de ses longues nuits d’astreinte passées sur les écrans. »

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