Dr Emilie Picard : « La transferrine a un potentiel thérapeutique pour l’œil »
Des chercheurs de l’Inserm et de l’hôpital Necker-Enfants malades ont montré que le décollement et différentes dégénérescences de la rétine pouvaient être liés à une accumulation de fer toxique. La transferrine, une molécule naturellement présente dans les liquides intraoculaires, pourrait constituer un traitement efficace. Le Docteur Emilie Picard, qui a mené ces travaux, nous en détaille les enjeux.
©Sergey Salishchev / EyeEm
– Quel est le lien entre le fer et certaines pathologies de la rétine ?
Dr Emilie Picard : Le fer est un composant biologique important pour l’organisme, qui doit y être présent en quantité suffisante mais sans excès. En abondance, les protéines qui se lient au fer ne sont plus capables de le piéger et il en résulte un stress oxydant pour les cellules. Cela est particulièrement vrai pour la rétine, qui est très sensible au taux de fer. Il avait déjà été montré, sur des rétines post-mortem, un lien entre accumulation de fer et la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) dans sa forme sèche ou humide, ou encore la rétinopathie diabétique. Par contre, nous sommes les premiers à montrer cette même accumulation de fer dans le liquide sous-rétinien et dans la partie vitrée de l’œil chez des patients atteints de décollement de la rétine.
Cette pathologie, qui touche entre 10 et 55 adultes pour 100 000, suite à une myopie forte, à un traumatisme, à une chirurgie de la cataracte ou à d’autres pathologies, est une urgence absolue et nécessite une opération chirurgicale rapide. Plus le délai est long entre le décollement de la rétine et l’opération, plus l’on assiste à une mort des photorécepteurs, avec une mauvaise récupération des fonctions visuelles. Nos travaux ont également montré que l’accumulation de fer est un marqueur d’une mauvaise récupération visuelle après l’opération.
– Le fer pourrait donc être utilisé comme marqueur de prédiction dans ces pathologies ?
E. P. : Oui, c’est ce que nous suggérons. Dans le cas d’une opération du décollement de la rétine, un dosage du fer pourrait être une indication pour traiter avec un chélateur du fer, une molécule capable de le séquestrer. Un dosage du fer pourrait également être utile pour suivre l’évolution d’une pathologie ou d’un traitement. Cela pose encore des problèmes techniques puisqu’il faut une opération chirurgicale pour récupérer le liquide intraoculaire et y doser le fer. Nous travaillons à mettre au point des techniques moins invasives.
« D’où notre intérêt pour la transferrine, un chélateur du fer naturellement produit par notre organisme et qui est présent dans le liquide intraoculaire, donc non toxique pour la rétine. »
– Pourquoi vous êtes-vous intéressés à la transferrine ?
E. P. : Il existe déjà des chélateurs chimiques du fer qui sont utilisés en thérapie dans d’autres pathologies. Problème, ces molécules s’avèrent également toxiques pour l’œil et ont du mal à passer la barrière hémato-rétinienne. D’où notre intérêt pour la transferrine, un chélateur du fer naturellement produit par notre organisme et qui est présent dans le liquide intraoculaire, donc non toxique pour la rétine. D’ailleurs, la transferrine pourrait également être utilisée comme marqueur, peut-être encore plus pertinemment que le fer, de l’évolution des pathologies ou du pronostic d’un traitement. Plus sa saturation augmente, plus la situation est défavorable dans différentes pathologies oculaires.
L’idée était de tester son potentiel thérapeutique sur le décollement de la rétine, qui constitue un modèle aigu de pathologie de la rétine. Nous avons testé son action sur des rétines de rats en culture : elle protège bien les photorécepteurs dans des conditions de stress qui imitent le décollement de la rétine. Nous avons également développé plusieurs modèles animaux. Le premier est une souris transgénique capable de produire la transferrine humaine. Avec cette protéine présente en excès, là encore, nous avons obtenu un effet protecteur sur les rétines de ces souris chez qui l’on a induit un décollement. Enfin, nous avons voulu mimer une situation la plus proche possible des conditions thérapeutiques réelles, avec des rats chez qui l’on a injecté de la transferrine dans le vitré de l’œil en même temps que l’on procédait à l’opération du décollement de la rétine. Les résultats sont très encourageants.
– Concrètement, comment la transferrine agit-elle ?
E. P. : Nos modèles animaux ont montré qu’elle protège les photorécepteurs en séquestrant le fer, ce qui était attendu, mais qu’elle agit aussi beaucoup plus largement. Elle prévient l’inflammation, la rupture des barrières et la mort des cellules. Nous avons comparé le transcriptome rétinien (l’ensemble des ARN messagers transcrits depuis l’ADN et qui donneront ensuite les protéines exprimées dans les cellules) chez des souris chez qui nous avions induit un décollement et qui exprimaient ou non la transferrine humaine. Ainsi, nous avons pu observer que l’effet protecteur de la transferrine passe par une modulation de l’expression des gènes dans la rétine. Or, certains participent à la mort cellulaire ou à d’autres phénomènes pathogéniques.
« La transferrine protège les photorécepteurs en séquestrant le fer. »
– Est-ce que vos modèles miment bien la situation réelle, qui implique souvent un délai avant la prise en charge ?
E. P. : Il est vrai que le délai de prise en charge est extrêmement défavorable dans le décollement de la rétine, puisque dans 50 % des cas, et même avec un recollement réussi, une mort cellulaire et une mauvaise récupération visuelle sont quand même observées. Cependant, nous avons montré dans un autre travail sur un modèle animal de la forme sèche de la DMLA, qu’un traitement à la transferrine postérieur à l’initiation de la pathologie est également protecteur. Utiliser la transferrine comme un adjuvant à la chirurgie, même avec un certain délai de prise en charge, pourrait peut-être améliorer le pronostic.
– Y a-t-il des essais cliniques prévus ?
E. P. : Nous travaillons avec une start-up, Eyevensis, qui développe l’électrotransfert : il s’agit de coder la transferrine dans un ADN circulaire et de la faire pénétrer dans l’œil grâce à un léger courant électrique. L’ADN circulaire ne sera pas intégré à l’ADN du patient, c’est donc une solution réversible mais avec une durée de production assez longue. La machinerie cellulaire sera capable de synthétiser la transferrine pendant plusieurs mois. Tous les tests que nous avons déjà menés n’ont pas montré de toxicité ou d’effet d’emballement de la transferrine mais les essais cliniques devront bien le prouver sur le long terme. Nous espérons les lancer dans un délai de 2 ans.