Emmanuel Barbeau : « Les mémoires sensorielles sont essentielles lors de l’apprentissage »
Il existe cinq mémoires sensorielles, soit une pour chacun des sens : vision, ouïe, toucher, goût, odorat. La vision est le sens le plus important pour nous autres humains, plus d’un tiers de notre cerveau est dédié à son traitement. Ces mémoires sensorielles, qui se développent dans la petite enfance, ne sont pas directement accessibles à la conscience, mais jouent un rôle essentiel dans l’apprentissage tout au long de notre vie.
Emmanuel Barbeau
Interview d’Emmanuel Barbeau, directeur de recherche au CNRS, (Centre de recherche Cerveau et Cognition à Toulouse).
– Comment fonctionne la mémoire sensorielle ?
Emmanuel Barbeau : La mémoire sensorielle est un système à la fois automatique et à long terme. Par exemple, si vous apercevez aujourd’hui une personne dans la rue, vous n’aurez pas l’impression de faire un effort particulier de mémorisation. Mais si vous la croisez demain, il est possible que vous la reconnaissiez. En effet, si vous êtes exposé à des stimuli, ceux-ci continuent à influer le traitement de l’information plusieurs semaines après cette exposition.
Nous menons actuellement des travaux qui suggèrent que des sujets exposés durant quelques secondes à des images sont capables d’en reconnaître certaines quatorze ans plus tard. Ce système très efficace met en jeu différentes aires cérébrales. L’information visuelle est traitée dans les lobes occipitaux, à l’arrière du cerveau et l’information auditive, dans les lobes temporaux. Ces différentes aires cérébrales sont en interaction, dès le début du traitement de l’information. Par exemple, lorsqu’on écoute une personne parler, cela ne relève pas uniquement de l’audition, mais aussi de la vision (perception des mouvements des lèvres).
– Comment intervient la mémoire sensorielle dans l’apprentissage ?
E.B. : Elle se développe tôt dans l’enfance et ce, jusqu’à l’adolescence. Son rôle, qui est d’optimiser la rapidité et l’efficacité du traitement de l’information par le cerveau, est essentiel lors de l’apprentissage. Les nourrissons âgés de quelques mois développent des circuits cérébraux par ailleurs pré-cablés pour traiter les visages. Détecter la présence d’un visage dans notre environnement prend au cerveau moins de 100 millisecondes et reconnaître un visage familier, moins de 200 millisecondes.
© dolgachov
D’autres systèmes mnésiques viennent compléter ces premières mémoires sensorielles dès l’âge de 4-5 ans. Les enfants développent ainsi des régions cérébrales se spécialisant dans le traitement des lettres (notamment la lecture). Cette spécialisation se poursuit lorsqu’ils arrivent en grande section de maternelle et prend tout son sens lors de l’entrée en cours préparatoire.
À l’âge adulte, certaines personnes exploitent d’ailleurs leurs mémoires sensorielles de façon optimale, lorsqu’elles deviennent « expertes » dans un domaine. Par exemple, les ornithologues qui reconnaissent un oiseau vu de loin ou entendu dans un fourré…
– Quels sont les principaux facteurs influant sur la mémoire sensorielle ?
E.B. : Il y a d’abord l’attention portée aux informations traitées, que l’on appelle la profondeur de traitement, et aussi la coloration émotionnelle des informations. Lorsque vous êtes concentré sur votre smartphone pour comprendre son fonctionnement, les informations traitées sont encodées de façon profonde et efficace dans la mémoire à long-terme.
Concernant les émotions, elles influent aussi sur la mémoire sensorielle. Ainsi, les émotions négatives, comme la tristesse, détournent notre attention vers nos états internes désagréables. Elles peuvent donc avoir un effet délétère sur la mémoire. À l’inverse, les émotions positives (joie par exemple) peuvent nous aider à mieux mémoriser les informations. Cependant, en cas d’événement traumatique, notre cerveau aura tendance à mémoriser ces informations (stress post-traumatique), ce qui pourra handicaper notre fonctionnement. Les images violentes reviennent en boucle et menacent notre intégrité psychique.
– L’idée que chacun d’entre nous ait un canal sensoriel privilégié (visuel, auditif, kinesthésique) pour mémoriser est très répandue…
E.B. : Il existe peu d’informations scientifiques sur ce point. Pour moi, il s’agit d’un mythe. On utilise tous notre cerveau et l’ensemble de nos sens au maximum, même si on a des traits de personnalité différents. Une exception : les personnes synesthésiques, qui mélangent les sens : association des lettres à des couleurs, vision des sons… 5 à 10 % de la population générale serait synesthésique. Il ne s’agit pas d’un phénomène pathologique cependant, et certains résultats semblent suggérer que la synesthésie permettrait une meilleure mémorisation. Nous ignorons pour l’heure l’organisation cérébrale de ce phénomène.
– Qu’en est-il des personnes ayant une déficience sensorielle ?
E.B. : Elles utilisent de façon plus experte les autres sens selon leur disponibilité. Mais toutes les régions cérébrales sont utilisées. Le cerveau est une machine qui optimise le traitement de l’information. Par conséquent, les sens qui apportent le plus d’informations (vision, audition) sont privilégiés. Par exemple, les personnes malentendantes développent une grande expertise visuelle, notamment pour la lecture labiale afin de mieux déchiffrer la parole des autres. Quant aux personnes malvoyantes, elles vont notamment développer leur audition.