Homère, une étude pionnière sur la déficience visuelle
C’est l’un des aveugles les plus célèbres de l’Histoire. Homère a donné son nom à une étude nationale sur la déficience visuelle, initiée par la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France, soutenue par Optic 2000 et d’autres partenaires. La première à dresser un tel état des lieux. Il était temps, alors que la France compte 1,7 million de déficients visuels, et 400 000 personnes aveugles [1]. Les explications du Dr Gérard Dupeyron, ophtalmologue, et membre du conseil d’administration de la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France.
Cette vaste enquête est portée par un collectif d’associations. Quelle a été sa genèse ?
Dr Gérard Dupeyron : J’ai rejoint la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France il y a une dizaine d’années. Je me suis vite rendu compte qu’à chaque fois que nous rencontrions le ministère des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées pour défendre un projet, tout le monde était d’accord pour reconnaître que le sujet du handicap visuel était très peu connu. Peut-être en partie parce qu’il est polymorphe. De l’aveugle de naissance à la personne devenue malvoyante à l’âge adulte, les situations sont très différentes. Cette étude est là pour lever les zones d’ombre, faire un état des lieux, une photographie représentative de la déficience visuelle en France. Lancée en février 2021, sur la base du volontariat. 1 865 personnes y ont répondu, dont 46 % sont aveugles, 24 % malvoyants sévères et 30 % malvoyants moyens. C’est la plus grande étude sur la population déficiente visuelle jamais menée en France.
Selon la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France, un aveugle ne perçoit pas la lumière. Un malvoyant profond (ou sévère) a une vision résiduelle limitée à la distinction de silhouettes. Et un malvoyant moyen a une incapacité visuelle sévère : en vision de loin, il ne peut distinguer un visage à 4 mètres ; en vision de près, la lecture est impossible.
Cette étude s’intéresse aux déficients visuels, quel que soit leur âge. Quels sont les principaux enseignements concernant les enfants ?
Dr G. D. : 63 % des 5-15 ans scolarisés en classe ordinaire n’ont pas accès aux supports de cours adaptés à leur handicap en même temps que leurs camarades. Ce décalage complexifie leur parcours scolaire. En études supérieures, ce n’est pas mieux : la moitié des répondants à l’enquête déplorent l’absence d’adapatation des cours. Un tiers dénoncent même une absence d’aménagement des examens, alors que c’est pourtant une obligation réglementaire.
Autre difficulté relevée par l’étude, les déplacements…
Dr G. D. : Tout à fait. Le gros problème, c’est l’accessibilité du cadre bâti. La France est très en retard sur ce sujet. Les feux tricolores ont été rendus sonores ces dernières années, grâce à un boîtier qui indique à la personne déficiente visuelle si le feu piéton est vert ou rouge, l’invitant à traverser ou non. Mais il reste tellement à faire ! Or, la locomotion -c’est-à-dire le fait de pouvoir se déplacer en sécurité- est un élément essentiel pour pouvoir conserver son autonomie. Se déplacer, quand on est une personne déficiente visuelle, nécessite des aides à la mobilité. Ainsi, 58 % des répondants utilisent une canne blanche, 32 % des aides technologiques comme le GPS, et 9 % un chien guide. Mais 59 % des répondants malvoyants moyens n’utilisent aucune aide. Certains le voudraient probablement, encore faut-il pouvoir être aidé. L’utilisation d’une canne, par exemple, cela s’apprend, dans des centres de rééducation. Or, ces centres sont aujourd’hui en nombre insuffisant.
L’étude indique aussi des inégalités face au numérique. Réaliser des démarches en ligne de façon autonome n’est ainsi possible que pour 10 % des répondants…
Dr G. D. : En effet. Sur le papier, la loi nº2005-102 du 11 février 2005 impose aux sites internet d’être accessibles aux déficients visuels. Dans la réalité, seuls 10 % le sont. C’est un facteur d’exclusion. Car aujourd’hui, et encore plus depuis la Covid-19, d’innombrables démarches administratives, achats, consultations médicales se font sur Internet.
« Le premier objectif de cette étude, c’est de mieux faire connaître les personnes déficientes visuelles, tant auprès des responsables politiques que du grand public. Mieux faire connaître leur vécu, leurs difficultés, quel que soit leur âge, pour répondre de manière plus pertinente à leurs besoins. »
Concernant l’emploi, quelle est la situation des personnes déficientes visuelles ?
Dr G. D. : Il y a beaucoup d’a priori à leur sujet, qui se révèlent totalement faux. Par exemple, il n’y a pas plus d’absentéisme dans cette catégorie de la population, bien au contraire. Pourtant, près de 50 % des personnes aveugles sont au chômage. Parmi les obstacles identifiés, l’inaccessibilité des annonces en ligne ou des moyens pour postuler. Et pour ceux qui sont en poste, 26 % n’ont pas parlé de leur déficience visuelle dans leur entreprise !
L’étude souligne que les plus de 60 ans ont encore plus de difficultés que les autres tranches d’âge. Par exemple sur la maîtrise du braille…
Dr G. D. : Oui, et ce d’autant plus quand le handicap visuel est survenu tardivement. Quand vous naissez avec un handicap visuel, des études ont montré que le cerveau se reprogrammait, devenant plus efficace pour apprendre le braille. Quand la déficience visuelle arrive plus tard dans la vie, cela devient plus compliqué. Mais le braille peut tout à fait être appris tout au long de la vie.
Identifier les problèmes, c’est se donner l’opportunité de pouvoir, ensuite, les résoudre ?
Dr G. D. : Oui. On ne pourra plus dire qu’on ne savait pas. Le premier objectif de cette étude, c’est de mieux faire connaître les personnes déficientes visuelles, tant auprès des responsables politiques que du grand public. Mieux faire connaître leur vécu, leurs difficultés, quel que soit leur âge, pour répondre de manière plus pertinente à leurs besoins. Et pour cela, il faut développer le maillage territorial de la réponse à la déficience visuelle, former plus de gens à ce sujet, notamment les enseignants, et leur donner des outils concrets, comme les imprimantes en braille. Il faut plus de reconnaissance, et plus de moyens. Il faut aussi informer les potentiels employeurs des capacités parfois insoupçonnées des personnes déficientes visuelles. Les aveugles que je connais tapent plus vite que moi sur leur clavier d’ordinateur, par exemple. Parce qu’il plonge dans le noir celles et ceux qui en souffrent, le handicap visuel fait peur. Mais quand on découvre la réalité, et les capacités de ces personnes, on s’aperçoit justement qu’il n’y a aucune raison d’avoir peur.
À lire également :
[1] La Fédération des Aveugles et Amblyopes de France, 2015.