L’intensité sonore de l’environnement a-t-elle une influence sur le cœur ?
Une étude danoise publiée dans la revue scientifique The Royal Society Publishing¹ et menée pour la première fois en conditions de vie réelle, montre que le cœur est influencé par les sons. Se concentrer pour écouter des paroles dans un environnement bruyant augmente le rythme cardiaque. A long terme, les caractéristiques du son pourraient donc avoir des conséquences cardiovasculaires.
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Entretien avec Jeppe Høy Christensen, chercheur au Eriksholm Research Centre (centre danois de recherche en audiologie et perte auditive) et premier auteur de cette étude, ainsi que Gabrielle Saunders, chercheuse à l’Université de Manchester (UK) et directrice de l’étude.
Que savait-on des relations entre le son et le cœur avant votre étude ?
J.C. : Il était déjà suspecté que le son pouvait avoir une influence sur le rythme cardiaque. Une étude en laboratoire², menée sur des personnes adultes à l’audition normale, avait montré qu’un son de faible intensité, par exemple 15dB, fait diminuer le rythme cardiaque, alors qu’un son de forte intensité, par exemple 90dB, l’augmente. Une autre étude en laboratoire³, sur des personnes malentendantes, a analysé les effets physiologiques provoqués par l’écoute d’un discours dans un environnement bruyant. Le fait de devoir se concentrer entraînait une dilatation de la pupille, témoin du niveau de stress. Enfin une petite étude en vie réelle⁴, sur seulement 70 personnes d’audition normale pendant une période de sept jours, a également suggéré un effet de l’intensité sonore sur le rythme cardiaque. Cette étude était trop limitée dans sa conception mais elle pointait de manière intéressante que l’impact sur le rythme cardiaque était influencé par le type d’environnement. Les variations de rythme cardiaque étaient plus importantes dans des espaces publics très bruyants, comme les transports, par rapport à ce qui se passe quand les personnes sont à la maison. Mais cette étude s’est concentrée uniquement sur le paramètre de l’intensité sonore et nous avons voulu aller plus loin pour mieux décrypter comment différentes caractéristiques du son pouvaient influencer le cœur.
Pouvez-vous nous décrire comment vous avez procédé ?
G.S. : Nous avons mené une étude en vie réelle et non en laboratoire, ce qui est plus complexe car il est difficile d’enregistrer des données du quotidien sur de nombreuses personnes et sur une longue période. Pour cela, nous avons collecté les données automatiques recueillies par les aides auditives chez 98 utilisateurs pendant une durée de 6 mois, entre juin et décembre 2019. Les données des aides auditives sur l’environnement sonore des participants ont pu être corrélées temporellement aux données de l’application Apple HealthKit (application mobile développée pour le système d’exploitation IOS qui permet à l’utilisateur de suivre différents indicateurs de santé) pour la mesure du rythme cardiaque. Les données personnelles des utilisateurs, du fait de l’anonymisation des données, n’étaient pas disponibles. Cependant, au vu du profil type des utilisateurs de cette catégorie d’aides auditives, l’âge moyen devait être de 74 ans, pour 60 % d’hommes et 40 % de femmes. Nous avons ensuite procédé à des analyses statistiques pour tenter de montrer des corrélations entre différentes caractéristiques du son et le rythme cardiaque, qui est le seul paramètre que nous avons étudié. Les caractéristiques étaient les suivantes : l’intensité sonore, la modulation (comme dans des paroles ou une musique), le rapport signal/bruit et ce que nous avons appelé le paysage sonore, à savoir quatre types de classification du son : silence, parole, parole dans du bruit et bruit.
Quels sont vos résultats et en quoi sont-ils nouveaux ?
J.C. : Si les effets du son sur l’audition sont connus depuis longtemps, notre étude montre, en vie réelle pour la première fois, que l’environnement sonore provoque un effet immédiat sur le rythme cardiaque. Elle montre, à peu près au même niveau que les études que j’ai précédemment citées, que des sons de forte intensité augmentent le rythme cardiaque, mais de manière réversible, lorsqu’il n’y a plus de bruit, le rythme cardiaque revient à la normale. Surtout, le fait d’avoir étudié le paysage sonore nous permet une analyse qualitative du son : on peut voir que le rythme cardiaque est plus sensible à l’intensité sonore dans un environnement bruyant, la situation la plus défavorable étant celle de la parole dans du bruit. Il l’est moins dans du bruit pur, où il n’y a pas de signal à écouter. Il y a donc une notion d’effort, de stress, qui joue sur le rythme cardiaque. Nous avons pu calculer qu’environ 4 % des fluctuations du rythme cardiaque sur une journée pourraient s’expliquer par les sons du quotidien. Le son pourrait donc, à long terme, avoir un effet sur la santé cardiovasculaire.
Cependant votre étude présente des limites ?
G.S. : Certes, notamment parce que nous avons choisi le mode de recueil de données le moins perturbant possible pour les participants. Il ne leur était pas demandé de remplir des tableaux d’information avec leurs activités précises de la journée. D’un côté cela permet de ne pas perturber l’expérience, car le fait de faire des choses de façon plus consciente peut avoir des effets sur la physiologie et donc sur le cœur, mais d’un autre côté, cela amoindrit notre connaissance de ce qu’ils étaient vraiment en train de faire : étaient-ils réellement en train d’écouter quelqu’un, ou de la musique, ou étaient-ils dans un environnement avec du bruit mais sans écouter précisément ce qui se passait ? Lorsque le signal est trop parasité, on sait que l’attention décroche et que le niveau de stress diminue. L’élément de motivation à l’écoute est donc essentiel. Les outils que nous avons utilisés étaient porteurs de systèmes d’intelligence artificielle mais ne permettent pas encore de bien discriminer ces situations. A l’avenir il faudra donc trouver le bon équilibre entre « non invasivité » et « informativité ».
Les participants ne représentaient pas non plus l’ensemble de la population ?
G.S. : Les participants étaient relativement âgés et malentendants. On sait que les malentendants doivent faire plus d’efforts pour écouter de la parole dans des environnements bruyants. Cela a le mérite de pointer le fait que la baisse auditive peut avoir des conséquences sur la santé en général, et pas uniquement sur l’audition, et qu’elle doit être prise au sérieux. On sait aussi que ce public a tendance à s’extraire volontairement des situations bruyantes. Notre étude donne donc une fenêtre de connaissance sur les situations rencontrées en vie réelle par ces personnes, ce qui est intéressant à analyser. En revanche, il est vrai que cette étude doit être comparée avec de futures expériences sur des personnes d’audition normale et représentant mieux la population générale.
J.C. : Il faut tout de même noter que nos résultats sont tout à fait comparables avec la petite étude en vie réelle que j’ai évoquée, qui avait été menée sur des personnes à l’audition normale, à savoir que l’effet de l’intensité sonore sur le rythme cardiaque est différent selon le type d’environnement. Cependant, nous avons en effet besoin d’une étude plus large en population générale. Elle est d’ailleurs en cours dans notre laboratoire. Les personnes qui sont normoentendantes portent des aides auditives fixées sur leurs vêtements pour enregistrer les données de l’environnement sonore. Les résultats très préliminaires semblent montrer une moindre sensibilité cardiaque de l’intensité lors de l’écoute de paroles dans un environnement bruyant, mais cela reste à confirmer. Cela ne veut pas dire que cet effet n’existe pas, il pourrait être moins marqué que chez les malentendants.
Peut-on tirer déjà des enseignements de votre étude ?
G.S. : Il est déjà possible de faire passer le message que ne pas trop s’exposer au bruit peut avoir un effet positif sur la santé cardiovasculaire, donc globale, et pas uniquement auditive.
J.C. : Nous ne nous sommes pas placés dans des environnements particulièrement bruyants, comme des activités professionnelles à risque, mais simplement au sein de l’environnement quotidien de personnes assez âgées. Des études devraient être menées sur des publics plus spécifiques pour mettre en place des politiques publiques, notamment en matière de protections auditives au travail et de réduction du bruit dans l’espace urbain public ou dans les transports. Cependant, cela dépasse le cadre de notre étude. En revanche, celle-ci est aussi intéressante parce qu’elle permet, outre l’analyse statistique de groupe, une analyse pour chaque participant, qui aide à améliorer la correction auditive en fonction du style de vie et donc d’optimiser les performances auditives tout en protégeant le cœur.
Sources :
[1] Christensen J et al., The everyday acoustic environment and its association with human heart rate : evidence from real-world data logging with hearing aids and wearables. R. Soc. Open Sci. 8 : 201345. https://doi.org/10.1098/rsos.201345
[2] Shoushtarian M, Weder S, Innes-Brown H, McKay CM. 2019 Assessing hearing by measuring heartbeat: the effect of sound level. PLoS ONE 14, e0212940. (doi:10.1371/journal.pone.0212940)
[3] Holube I, Haeder K, Imbery C, Weber R. 2016 Subjective listening effort and electrodermal activity in listening situations with reverberation and noise. Trends Hear. 20, 233121651666773. (doi:10.1177/2331216516667734)
[4] El Aarbaoui T, Chaix B. 2019 The short-term association between exposure to noise and heart rate variability in daily locations and mobility contexts. J. Expo. Sci. Environ. Epidemiol. 30, 383-393. (doi:10.1038/s41370-019-0158-x)