Pr Henri Marotte : « Une bonne connaissance des illusions optiques est impérative pour piloter »
La majorité des accidents aéronautiques sont dus, non pas aux déficiences de la machine mais aux erreurs d’origine humaine. Parmi elles, les illusions sensorielles. La vision et l’appareil de l’équilibre situé dans l’oreille interne sont les deux principales sources d’information pour le pilote. Une bonne vue est nécessaire pour piloter mais surtout, une bonne connaissance des illusions optiques susceptibles de survenir est impérative.
Pr Henri Marotte
Entretien avec le Professeur Henri Marotte, médecin et pilote, responsable du DU de médecine aéronautique et aérospatiale à la faculté Paris Descartes (Paris V). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur le sujet, en particulier « Physiologie aéronautique » aux éditions SEES.
– Certains accidents aéronautiques surviennent par grand beau temps, sans turbulence ni défaillance mécanique, comment les explique-t-on ?
Pr Henri Marotte : Une part de ces accidents survient en raison d’illusions sensorielles dont le pilote est victime. Nous recevons des informations sur la position de notre corps dans l’espace par l’intermédiaire de différents capteurs. La vue est le principal. Mais il en existe de nombreux autres situés notamment dans l’oreille interne (vestibule) ainsi qu’une pléthore de capteurs moins connus répartis dans l’ensemble de l’organisme (squelette, tendons, muscle, peau…) qui forment « la proprioception ». L’audition joue également un rôle. Tous ces capteurs sont coordonnés entre eux. Les illusions sensorielles peuvent être dues à une erreur de perception au niveau d’un capteur, ou à un problème provenant des mécanismes de coordination des différents capteurs entre eux. Enfin, cela peut également être dû à une mauvaise interprétation par le cerveau des signaux qu’il reçoit. Lorsque la vue, l’oreille et le système proprioceptif envoient au cerveau des informations perçues comme incohérentes, ce dernier les réorganise pour obtenir une information cohérente. Cette réorganisation peut se faire au prix d’une distorsion du réel.
« Il faut savoir ne pas faire confiance à sa vue mais uniquement aux instruments. »
– Par exemple ?
© Rich Legg
H.M. : Par exemple l’incohérence entre ce que l’œil voit et ce que les instruments de vol indiquent. En VFR (vol à vue), le pilote utilise constamment l’horizon comme repère. Or l’horizon perçu par l’œil peut être erroné. J’ai le souvenir d’avoir un jour longé un « front », c’est-à-dire une rencontre de deux masses d’air de températures différentes, provoquant des nébulosités, et donc une « ligne de nuages ». Un front a une inclinaison de 12 % environ. Naturellement j’avais tendance à m’aligner sur ce front et à incliner mes ailes du même angle. Dans ces conditions, il faut savoir ne pas faire confiance à sa vue mais uniquement aux instruments (horizon artificiel et bille). Cela exige un réel effort de la part du pilote, qui doit se convaincre que ce qu’il voit à l’extérieur de son aéronef est erroné. Le repère faussement horizontal peut aussi être une colline en pente douce ou un glacier en montagne.
– Les pistes en pente sont aussi un piège…
H.M. : L’élève-pilote apprend à poser son avion selon un plan à 5 % (plan de descente à 3,3 °). À force d’atterrir, il finit par mémoriser une « image » idéale de la piste qui lui permet d’atterrir avec le taux de descente optimal. Lorsqu’une piste est en pente ou lorsqu’elle est montante, l’image perçue par le pilote est erronée. Il a l’illusion d’être « trop bas » lorsqu’il atterrit sur une piste montante, et « trop haut » lorsqu’il approche d’une piste en pente. Ces mêmes illusions se retrouvent pour les pistes étroites (qui paraissent plus longues comme les pistes en pentes) et les pistes larges (qui paraissent plus courtes comme les pistes montantes). Là encore pour éviter d’être victime de ces illusions visuelles, il faut être bien informé, consulter les cartes d’aérodromes afin de bien connaître la longueur et la largeur de la piste ainsi que son inclinaison éventuelle. Une bonne connaissance des illusions sensorielles est le meilleur moyen d’éviter d’en être victime.
« La formation, l’information et l’entraînement aident à résister à ces illusions sensorielles. »
– En voltige aérienne, les effets des accélérations doivent également perturber beaucoup les perceptions sensorielles.
H.M. : Les effets de l’accélération jouent sur l’oreille interne. Comme l’oreille interne et le regard sont reliés en permanence, une variation brutale de la pesanteur, par exemple sous l’effet d’une turbulence, entraîne un réflexe de basculement des yeux vers le bas. Le pilote a l’illusion que son tableau de bord « remonte ». Il a donc faussement l’impression que son avion est en position « cabrée », il va alors avoir la tentation de corriger, en piquant. On parle d’illusion « oculograviques ». Les pilotes de voltige aérienne apprennent à se repérer dans toutes les situations et donc à corriger en permanence ces perceptions erronées. D’autres types d’illusions dites « somatograviques » peuvent s’observer sur des avions à très hautes performances soumis à des accélérations très fortes. Par exemple, au cours des décollages catapultés. La forte accélération entraîne une illusion somatogravique de cabré, illusion extrêmement forte qui peut aller jusqu’à donner au pilote l’impression de passer en position « vol sur le dos ». Cette sensation risque d’entraîner chez le pilote le reflexe de rendre le manche et de piquer. L’illusion inverse existe (illusion de « piqué » lors d’un freinage important). La formation, l’information et l’entraînement aident à résister à ces illusions sensorielles.
– Et pour les vrilles ?
H.M. : C’est encore l’oreille interne qui est en jeu. Plus précisément les canaux semi-circulaires de l’oreille interne qui perçoivent la « rotation » de la tête dans l’espace. Les illusions dues à ces centres de l’équilibre sont extrêmement puissantes ! Suffisamment puissantes pour que le pilote, bien que conscient qu’il s’agit là d’une illusion, ait du mal à y résister. Ainsi, tous les pilotes apprennent les manœuvres nécessaires pour sortir d’un virage engagé (virage à grande inclinaison qui risque de provoquer une vrille et un décrochage). Lorsque le pilote effectue les manœuvres de sortie de vrille et alors qu’il est en train de récupérer une position plus stable, son oreille interne lui procure une illusion de rotation dans l’autre sens. Dans ce cas, le problème est celui de l’adaptation du capteur. Après un « certain » temps, la sensation de rotation est effacée. Le pilote perçoit le passage en vrille, puis la sensation s’éteint, alors que la vrille est toujours active. C’est pour cela que lorsqu’il sort de vrille, il a l’illusion de repartir pour une vrille en sens inverse. Le pilote peut alors être tenté de corriger cette sensation désagréable… et de remettre son avion en vrille !
« En vol de nuit, on perd pratiquement tous ses repères. [Le pilote] peut confondre le haut et le bas ou encore avoir beaucoup de difficultés à connaître son altitude. »
– Les illusions sont également puissantes la nuit.
© michal_staniewski
H.M. : En vol de nuit, on perd pratiquement tous ses repères. Seules demeurent les lumières qui éclairent les bords de la piste qui peuvent être plus ou moins brillantes… Tout cela est propice à de nombreuses illusions optiques pour le pilote. Il peut confondre le haut et le bas ou encore avoir beaucoup de difficultés à connaître son altitude. Les atterrissages de nuit sont également plus complexes que de jour : lors d’une approche de nuit, il est parfois recommandé de couper les phares d’atterrissages pour limiter les illusions sensorielles.
Parmi les autres illusions nocturnes fréquentes, l’illusion « autocinétique » (mouvement apparent). Elle est probablement due aux petits mouvements de l’œil. Si vous observez un point fixe dans l’obscurité, au bout d’un certain temps vous aurez l’impression de le voir se mouvoir. Ce mouvement peut persister pendant plusieurs minutes. Cette illusion amène le pilote à modifier sa trajectoire car il pense voir s’approcher un autre aéronef… Déplacer volontairement son regard dans une autre direction suffit souvent à faire disparaître l’illusion. D’autres astuces (éclairage de l’habitacle, des feux de position…) sont utilisées.
– L’audition est-elle touchée elle aussi par ces illusions ?
H.M. : L’audition stricto sensu joue un rôle moindre. Il est d’ailleurs possible pour les personnes sourdes de piloter, moyennant certaines restrictions[1]. Les communications se font alors par SMS et par signaux visuels (fusées…), selon la procédure utilisée en cas de panne radio. On peut également tout à fait voler en étant appareillé. Pour les normo-entendants, l’audition est sollicitée principalement dans deux cas : pour entendre et collationner les messages radio et pour percevoir une anomalie de fonctionnement du moteur ou simplement un changement de régime. À noter toutefois qu’un long trajet engendre une fatigue auditive, qui elle-même peut être préjudiciable à la concentration du commandant de bord et à la qualité de son pilotage. Il existe aujourd’hui des casques antibruit actifs extrêmement performants pour remédier à cette fatigue.