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Quand le son façonne l'espace

Les architectes et donneurs d’ordres sont de plus en plus attentifs à l’esthétique et à la fonctionnalité des ensembles qu’ils construisent ou rénovent. Ils réfléchissent en revanche moins à la qualité acoustique et à la personnalité sonore de ces environnements. Comment intégrer le « sonore » dans les politiques d’urbanisme ? C’est la question à laquelle ont tenté de répondre les intervenants à la table ronde « Le sonore pour un nouvel urbanisme ! », organisée à l’Unesco le 25 janvier dans le cadre de la semaine du son. Deux de ces intervenants nous livrent leur expertise.

Les portraits de Cécile Regnault et Pascal Amphoux

Cécile Regnault et Pascal Amphoux

Cécile Regnault est architecte, conceptrice d’environnements sonores, enseignante à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon et chercheure au laboratoire EVS_LAURE de l’Université de Lyon. Elle dirige depuis 2007 Aciréne, l’Atelier de traitement culturel et esthétique de l’environnement sonore.

Pascal Amphoux est architecte et urbaniste, fondateur du Bureau d’études Contrepoint Projets urbains à Lausanne, professeur à l’ENSAN (Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nantes) et chercheur au laboratoire CRESSON (Centre de recherche sur l’espace sonore et l’environnement urbain) à Grenoble.

– Pourquoi la question du son a-t-elle si longtemps été négligée dans la ville, en dehors de la prise en compte du « bruit » ?

Cécile Regnault : Le sonore est une matière vivante qui nous échappe au moment même où on cherche à la décrire. Parce qu’il nous échappe, nous avons du mal à l’intégrer dans nos projets. La métaphore de l’eau aide à mieux identifier les caractéristiques de cet environnement : le son se propage comme s’il était « déversé » dans les rues, il est insaisissable, rayonne à 360° et se déploie dans le temps, contrairement au visuel qui peut être capté dans l’instant. Le sonore n’existe pas sans l’espace. Le son de la ville est d’abord celui de ses matérialités, de ses murs, de ses sols. C’est de là que va découler la personnalité sonore d’un lieu. À l’université d’Amiens, les urbanistes ont travaillé avec la société Terreal pour concevoir des dalles en terre cuite, qui donnent au lieu une ambiance sonore très particulière (absorption douce ou absorption végétale).

Cette réflexion sur la manière d’apprivoiser le son, de le réinventer et de le personnaliser est récente. Dans les années 1980, l’urbanisme a été interpelé par une forte demande sociale de lutte contre les nuisances et notamment contre le bruit. Ces réflexions ont porté leurs fruits et on a résorbé un certain nombre de points noirs. Il est temps maintenant que le son ne soit plus pris en compte seulement dans les plans d’urbanisme au titre des contraintes et des servitudes, mais qu’il devienne un élément constitutif du design urbain. Nous en sommes encore loin. Le son demeure largement un « impensé » des architectes et des responsables des grands projets urbains.

Pour quelles raisons ?

Beffroi sonnant les heures dans un village français

© zninner

C. R. : Il est difficile de faire comprendre qu’on peut anticiper les dimensions qualitatives du son. Lorsque les architectes tracent un quartier ou choisissent des matériaux, ils oublient souvent qu’ils créent ainsi des micro-paysages sonores. Je fais l’hypothèse qu’ils ne savent pas mobiliser les « connaissances sonores » qu’ils ont développées dans leur vie personnelle pour les utiliser dans leur vie professionnelle. En tant que professeur dans une école d’architecture, je tente de sensibiliser mes élèves à cette dimension. Je mets mes étudiants en situation de produire du son, de l’analyser, de voir comment il se répercute, et de sentir la manière dont il habite le lieu.

Parmi les précurseurs en ce domaine, citons les frères Bernard et François Baschet, qui ont mené des recherches sur le son dès les années 1950. Ils ont créé de nombreuses sculptures sonores urbaines, qui ont une double fonction esthétique, pour les yeux, et pour les oreilles, et qui au demeurant peuvent aussi avoir une utilité (beffroi sonnant les heures, sculpture rythmant la vie scolaire dans un lycée…)

– Pascal Amphoux, vous travaillez sur le « paysage sonore urbain » que mettez-vous derrière ce terme ?

Pascal Amphoux : Cécile rappelait qu’en matière d’urbanisme le son était un « impensé ». Il y a pourtant des architectes qui pensent le son dans leurs projets ; ils partent du principe que l’espace façonne le son, en le réverbérant, ou au contraire en l’absorbant, en l’estompant ou en le modulant. À l’inverse, je pense que le son façonne l’espace. Pour comprendre cela il faut d’abord apprendre à se mettre à l’écoute. Quand on écoute un son de cloches, on pense au type d’église, cela peut nous rappeler des souvenirs d’enfance, les images d’un village… C’est ce que j’appelle le paysage sonore : les images, les émotions, les souvenirs que le son fait surgir.

Au CRESSON, nous étudions les différentes manières de percevoir le son, selon que l’on va l’écouter, l’entendre ou simplement l’ouïr. « L’ouissance » est la perception, passive, des sons de ce que j’appelle le milieu sonore, c’est-à-dire de tous les sons qui arrivent à mon oreille sans que je ne les entende parce que je suis enfoui dedans, en actes. « L’entendement » manifeste déjà une forme de compréhension. « L’écoute », c’est l’attention, au contraire active et concentrée, vers ce que nous appelons l’environnement sonore. Nous réfléchissons ainsi aux différences entre le sonore, l’acoustique et le phonique. Nous avons défini tout un répertoire de concepts qualitatifs, tout un vocabulaire autour du sonore. Car pour penser le son et son impact dans la vie de tous les jours il faut pouvoir le dire, le décrire. À partir de là, nous analysons les espaces sonores.

– Comment menez-vous cette analyse ?

P. A. : Dans les faits, nous percevons l’environnement sonore de façon intuitive. Une simple photo d’un lieu, peut en dire beaucoup sur le paysage sonore. On va entendre le clapotis de l’eau ou au contraire les klaxons des voitures, on va deviner la réverbération des sons dans un environnement minéral, ou au contraire son atténuation par la végétation et le bruit léger du vent dans les arbres, on va imaginer les pas assourdis des marcheurs sur une passerelle en bois… L’environnement physique et l’environnement sonore s’entremêlent, l’un crée l’autre et réciproquement. Cette évidence a conduit un certain nombre d’urbanistes à penser l’espace différemment.

Espace vert en centre ville

© Meinzahn

Je plaide pour une diversification des espaces sonores : dans une ville il faut des espaces calmes et des espaces vivants. Pour ce faire, on va jouer sur les revêtements, les sols, les façades, le tracé des rues, le végétal… Chaque paysage sonore crée une ambiance particulière. On ne va pas concevoir de la même manière une zone résidentielle et une place de marché. Le « calme », la « lutte contre le bruit » ne doivent pas être les seuls objectifs de l’architecte. Certains lieux publics, se doivent d’être vivants, réverbérants, tout en restant « vivables » pour les riverains. Tout l’art est d’ajuster, par l’architecture, la fonction d’un lieu, son esthétique et son paysage sonore. Il y a des espaces que l’on aime pour le génie de leur architecture mais qui parviennent aussi à nous émouvoir par leur qualité sonore. Un exemple : la cour carrée du Louvre. On quitte la rue de Rivoli, bruyante, et soudain on se retrouve dans un havre de paix et de lumière avec une fontaine, des voix et des pas, distinctement présents, localisés et pourtant harmonisés…

– Au final l’architecture nous aide à mieux entendre… Peut-on dire qu’elle serait « au service de l’audition » ?

P. A. : L’architecture peut aider à mieux écouter, à mieux ouïr, à mieux entendre. Car l’autre dimension de notre recherche porte sur la sensibilisation au son et à ses différentes modalités d’écoute. Il est nécessaire de travailler sur l’espace, les matériaux et le traitement des surfaces pour apprivoiser le son. Il est tout aussi nécessaire de travailler sur l’émission des sons afin que leur intensité soit adaptée au lieu. Mais il faut aussi sensibiliser à l’écoute. En façonnant des environnements avec des identités et des personnalités différentes, où l’esthétique visuelle entre en harmonie avec l’esthétique sonore, on favorisera la capacité de chacune des personnes qui vit dans ces lieux ou qui les traverse, à s’approprier leur ambiance sonore et à y devenir sensible. Il convient que le sonore s’invite dans nos vies afin qu’il ne soit plus uniquement perçu dans sa dimension de bruit et de nuisance.

Les ateliers de l’UNESCO

 

45 personnes d’horizons professionnels diversifiés (architectes, paysagistes, urbanistes, acousticiens, ingénieurs du son, compositeurs, designers, industriels, sociologues, anthropologues, artistes…) ont participé aux ateliers de sound thinking de l’UNESCO, le 25 janvier dernier. De ces rencontres sont nés 11 projets. Plusieurs d’entre eux suggèrent de possibles cartographies du son. De même que l’on se déplace dans une ville avec un plan, on pourrait être informé des « ambiances acoustiques » des lieux visités, afin de pouvoir choisir une balade ou un restaurant en fonction de l’environnement sonore que l’on recherche. Selon que l’on souhaite travailler, se reposer, échanger avec des amis, on va chercher un lieu calme, feutré, ou au contraire une ambiance plus énergique. D’autres projets croisent la cartographie et la « rythmographie », et visent à évaluer les atmosphères sonores, au fil de la journée, des saisons, de la météo. Certains projets cherchent à mettre en place des outils d’aide à la conception sonore, pour déterminer les formes et matériaux à choisir en fonction du « paysage sonore » que l’on souhaite créer. Enfin, les participants proposent la création d’outils d’évaluation pour que chacun puisse quantifier et qualifier sur le plan sonore, le lieu dans lequel il vit ou travaille.

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