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Entendre avec le corps

Et si les oreilles n’étaient pas le seul organe de l’audition ? Et s’il était possible d’entendre avec son corps tout entier ? Docteure en acoustique, diplômée de Sorbonne Université avec deux laboratoires de co-encadrement (IRCAM STMS Lab et le Centre de Recherche en Design ENSCI – ENS Paris-Saclay), Claire Richards en est convaincue, au point d’en avoir fait une thèse.

Harnais pour entendre avec le corps, développé par Claire Richards, docteure en acoustique« Il n’y a pas que par les oreilles qu’on entend le son. Il passe en nous comme l’eau dans un buvard, par les pieds, le dos, le ventre, la tête… Les corps ne sont que des obstacles passagers sur la route du son, les témoins auditifs de sa propagation ». Le pianiste et compositeur français Laurent de Wilde écrivait ces quelques mots en 2016 dans Les fous du son (éd. Grasset). Quelques années plus tard, les travaux de Claire Richards lui donnent raison. « Notre peau et nos oreilles partagent la capacité de détecter et d’apprécier les vibrations. Ainsi, un même stimulus peut exciter simultanément l’oreille interne et la surface de la peau, par conduction osseuse et sensation vibrotactile », explique la jeune femme. Pourquoi avoir voulu, dans le cadre de sa thèse, créer un nouvel objet permettant de vivre l’expérience du son avec le corps tout entier, bien au-delà des oreilles ? « Je suis malentendante de naissance. Cette « défaillance » m’a poussée à penser aux sons différemment. Depuis que je suis toute petite, je suis très sensible au monde sensoriel, justement parce que j’ai conscience qu’il me manque quelque chose. » Et c’est ainsi que bien des années plus tard, elle choisit d’explorer ce champ de recherche si passionnant. D’abord avec un mastère spécialisé à l’ENSCI (Création et technologie contemporaine), puis une thèse doctorale, pour approfondir le sujet.

Le son, hors des sentiers battus

Classiquement, les ondes sonores, propagées dans l’air, sont d’abord captées par le pavillon de l’oreille externe (la partie visible). Puis elles continuent leur chemin vers le tympan, puis vers l’oreille interne. C’est là que la cochlée convertit ces vibrations sonores en signaux électriques, acheminés par le nerf auditif jusqu’au cerveau, qui les interprète : on entend alors. Mais il existe un autre moyen d’entendre : par le biais des os. Il s’agit de la conduction osseuse. Le compositeur allemand Ludwig van Beethoven, devenu sourd vers ses 30 ans, utilisait déjà ce principe. Pour composer, il serrait une baguette entre ses dents, en maintenant l’autre extrémité contre son piano, ce qui lui permettait d’entendre, par conduction osseuse. Plus de deux siècles plus tard, les casques à conduction osseuse se servent du même principe. Ces dispositifs transmettent des vibrations sur le crâne, typiquement derrière l’oreille (le mastoïde). Ensuite, ces vibrations sont conduites vers l’oreille interne, qui les traitent de la même manière que les vibrations qui excitent le tympan.

C’est sur ce grand principe de conduction osseuse du son que s’est appuyée Claire Richards pour développer un outil technologique très ingénieux, « capable de rendre le son accessible à travers une expérience tactile. Je voulais montrer que l’expérience du son est intimement liée aux vibrations ressenties par notre corps. Autrement dit, il est possible d’entendre un son et de le ressentir en même temps, grâce à la conduction osseuse et la sensation vibrotactile qui résulte du contact entre la peau et la vibration. Et c’est quelque chose que chacun peut percevoir, et apprécier, soit en entendant et en ressentant, soit en ressentant simplement les vibrations. »

Une veste pas comme les autres

Harnais pour entendre avec le corps, développé par Claire Richards, docteure en acoustique

Harnais développé par Claire Richards, docteure en acoustique

Cet outil ? Une veste, ou plus exactement le « harnais multimodal. » Elle ressemble au gilet de sauvetage donné aux passagers d’un bateau… à quelques détails près. Déjà, elle n’est pas orange fluo, mais noire. Ensuite, elle comprend des sortes de petits boitiers, des modules qui intègrent des « transducteurs vibrotactiles » dans la structure du dispositif, placés le long de la colonne vertébrale, des côtes, et des clavicules. Ce sont ces transducteurs qui émettent des vibrations, comme des mini haut-parleurs. « La veste doit être portée bien serrée, pour que les vibrations puissent être transmises au mieux. »

Les participants à l’expérience ont un casque antibruit sur les oreilles, pour être coupés des sons de l’extérieur. Pourtant, quand le harnais commence à émettre des vibrations, ils entendent depuis l’intérieur du corps, à travers leurs os, et ressentent les vibrations qui se déplacent sur la surface du torse tout entier… « J’avais profondément envie d’encourager les participants à bousculer leurs croyances autour de la perception du son. Je voulais créer une expérience alternative, impliquant le corps entier », reconnaît Claire Richards. « Avec ce harnais, les vibrations se propagent le long de la structure musculo-squelettique, le long de la colonne vertébrale, les cervicales, jusqu’à l’oreille interne. Le son est différent de celui que l’on entend avec les oreilles, il est plus atténué, et les aigus sont moins bien perçus. »

Un nouveau sens ?

« Je le vois comme un nouveau mode de perception, ouvert à de multiples interprétations », s’enthousiasme Claire Richards. « Plutôt que de réfléchir moi-même à des applications concrètes, je préfère écouter ce que les gens qui ont participé à cette expérience ont à dire, qu’ils imaginent eux-mêmes ce qu’ils pourraient faire avec cet outil. Certains, par exemple, aimeraient s’en servir comme d’un dispositif thérapeutique pour mieux se rendre compte des différentes parties de notre corps. Parce que pour pouvoir entendre les vibrations émises par le harnais multimodal, il faut être très concentré sur soi, sur son corps. » Une habitude que nous perdons, sauf à être adepte de méditation de pleine conscience.

« Certains, justement, ont trouvé à cet outil des bienfaits méditatifs, quand d’autres le voyaient comme un outil d’accompagnement à la musique. Je ne peux qu’être d’accord avec eux. Les capacités auditives ne doivent pas définir à elles seules la possibilité de percevoir la musique. Certes, ce harnais multimodal n’était pas fait pour retranscrire des morceaux de musique qui ont été composés pour des technologies acoustiques traditionnelles. Il propose plutôt une ouverture à un nouveau type de composition « corporelle », et nous invite à réinventer la façon dont on compose le son. J’ai imaginé cet outil en m’inspirant de mon handicap. J’aimerais qu’un jour il existe de la musique audio-tactile composée pour le corps, pas seulement pour les oreilles, et que tout le monde puisse se l’approprier, quel que soit l’état de son audition. »

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