L’intelligence artificielle, outil des professionnels de la vision de demain
L’intelligence artificielle, qui désigne la capacité des machines à analyser des données et à raisonner, investit progressivement de nombreux métiers. L’ophtalmologie n’est pas en reste. L’édition 2019 du congrès de la Société Française d’Ophtalmologie (SFO) a mis en lumière plusieurs projets, sur le point de révolutionner la pratique médicale.
©Francesco Carta fotografo
Dépister les maladies oculaires
Invité par la SAFIR (Société de l’association française des implants et de la chirurgie réfractive), le Docteur Dimitri Azar était l’un des intervenants du Congrès de la SFO 2019. Chercheur américain, il dirige l’innovation ophtalmologique chez Verily (anciennement Google Life Science). À ce titre, c’est un des meilleurs spécialistes mondiaux de l’intelligence artificielle appliquée au secteur de l’ophtalmologie. Il est notamment à l’origine d’un projet révolutionnaire monté par le Moorfields Eye Hospital et DeepMind Health. Il s’agit d’une intelligence artificielle capable de détecter plus de 50 maladies oculaires cécitantes à partir d’images d’OTC (tomographie par cohérence optique). En août 2018, les équipes à l’origine de ce projet ont annoncé que leur dispositif avait un taux d’efficacité de 94 %, soit un score plus élevé que les experts humains. La machine devient plus performante que l’homme. Selon le Dr Azar, l’intelligence artificielle peut être utilisée pour « stratifier les topographies cornéennes avant les chirurgies réfractives, mais elle peut aussi apporter son aide dans le diagnostic de sécheresse oculaire et de glaucome, l’analyse de photographies de fond d’œil et de scanners OCT (tomographie de cohérence optique) ».
Aux côtés du Docteur Dimitri Azar et du Professeur Béatrice Cochener, ancienne présidente de la SFO, étaient présents d’autres experts de renom comme Mathieu Lamard, ingénieur de recherche au LaTIM (Laboratoire de Traitement de l’Information Médicale), une unité Inserm (Institut national de santé et de la recherche médicale) hébergée par l’université de Bretagne Occidentale. Le LaTIM est notamment à l’origine d’un dispositif concurrent de celui mis au point par Verily. Sur le glaucome, le LaTIM a montré qu’une simple image de fond d’œil interprétée par un logiciel d’intelligence artificielle estime la présence de la maladie de façon plus précise qu’un médecin. Si le LaTIM est moins connu que la firme américaine, les algorithmes de la petite équipe française de Brest, sont eux une référence mondiale. « Leur algorithme est plus puissant que celui de Google » confie le Docteur Jean-Bernard Rottier, praticien au Mans, ancien président du Syndicat national des ophtalmologistes de France (SNOF) et présent lui aussi à la table ronde du congrès. Le LaTim est également co-créateur de la base de données MESSIDOR 2, utilisée aujourd’hui par toutes les équipes qui créent des algorithmes de détection de la rétinopathie diabétique.
Le secret : des données fiables et un algorithme solide
L’intelligence artificielle repose sur deux piliers : la base de données qui la nourrit et l’algorithme qui l’analyse. Pour le moment en ophtalmologie, il s’agit principalement d’algorithmes capables de faire le tri entre une rétine saine et une rétine altérée, qui nécessite une consultation chez un médecin. Ainsi, pour mettre au point le logiciel capable de détecter une cinquantaine de pathologies rétiniennes, les chercheurs du DeepMind Health ont tout d’abord injecté les images scanner de 877 patients dont la segmentation, la première étape cruciale du diagnostic, avait été réalisée manuellement par des ophtalmologistes. Cette segmentation consiste à identifier et caractériser les différentes couches de la rétine, détourer des lésions, estimer les volumes… La machine a ainsi appris à « reproduire » cette segmentation. Dans un second temps, plus de 15 000 scanners de patients préalablement diagnostiqués, ont été introduits et le logiciel s’est entraîné sur ces dossiers. « Les algorithmes apprennent ce qu’on leur demande d’apprendre », explique Matthieu Lamard. « On injecte beaucoup d’images, pour lesquelles on connait le stade d’évolution de la maladie, et l’algorithme reproduit le raisonnement utilisé pour parvenir au diagnostic. »
L’étape suivante consistera à mener des essais cliniques à grande échelle pour confirmer la validité du diagnostic porté par l’intelligence artificielle. Un certain nombre de logiciels d’intelligence artificielle sont dits « auto-apprenants », car ils tiennent compte de leurs erreurs d’interprétation et améliorent leur niveau de performance à chaque fois qu’ils se trompent.
Un gain de temps précieux en ophtalmologie
La force de l’intelligence artificielle, c’est de pouvoir analyser en un temps record des quantités considérables de données, en particulier des données complexes comme les images. « La place prépondérante de l’imagerie en ophtalmologie explique sans doute le fait que cette discipline se retrouve aujourd’hui pionnière dans le domaine du diagnostic par intelligence artificielle », estime Mathieu Lamard. Ce que l’œil humain réalise avec difficulté, une intelligence artificielle bien entraînée le fait en un temps record. Les logiciels d’intelligence artificielle actuellement développés pour interpréter des photographies rétiniennes et des OCT, devraient ainsi permettre de gagner un temps considérable. En séparant d’un côté les images normales et de l’autre, les clichés suspicieux, ils conduiront à une prise en charge prioritaire des patients dont la rétine présente des anomalies. Pour certaines affections dont la progression est rapide, ce gain de temps est crucial pour sauver la vision.
Une autre raison pour laquelle l’intelligence artificielle sera amenée à se développer dans ce secteur est liée au fait que la spécialité est sans doute celle qui a le plus misé sur la délégation de tâches. Face à la pénurie dramatique d’ophtalmologues, les orthoptistes et les opticiens se sont vu confier de plus en plus de missions. Sous certaines conditions, les opticiens ont la possibilité de refaire des lunettes sans ordonnance et les orthoptistes sont aujourd’hui en mesure de recevoir des patients et d’évaluer la réfraction, la mobilité oculaire et la tension. Ces examens sont complétés par des photos de la rétine et l’ensemble est envoyé à l’ophtalmologue pour interprétation. C’est la validation des photos qui rend l’ophtalmologue indispensable. À l’avenir, il sera possible d’intégrer de l’intelligence artificielle et de repérer, dès l’examen par l’orthoptiste, les patients qui doivent consulter un spécialiste. « Le métier d’ophtalmologue change », explique le Dr Rottier. « Je ne vois pratiquement plus de patients qui viennent pour changer de lunettes. La plupart de mes patients viennent me consulter parce qu’ils sont touchés par une maladie ». Avec l’intelligence artificielle, cette tendance s’accéléra. Pour le Dr Rottier, il s’agit là d’une « révolution ».
Un outil d’aide à la décision bientôt disponible
Les premières applications de l’intelligence artificielle en ophtalmologie sont aujourd’hui en voie de commercialisation. C’est le cas pour la détection de la rétinopathie diabétique, une maladie qui touche 30 % des patients diabétiques (soit environ 1 million de personnes en France) et qui peut conduire à une perte de la vision. L’Autriche et les Pays-Bas ont d’ores et déjà validé le dépistage de cette affection par l’IDx. Ce dispositif de détection des rétinopathies diabétiques par intelligence artificielle affiche un taux de précision de l’ordre de 90 %. L’an dernier, il a reçu l’agrément de la FDA (Food and Drug Administration) et peut être utilisé par des non-médecins, comme des infirmiers par exemple.
« Ces outils sont extrêmement simples. Il y aura bientôt des machines totalement automatisées » annonce Mathieu Lamard. Comme la solution OphtIA de la société Evolucare, présentée pour la première fois au congrès de la SFO. Aujourd’hui, le marquage CE pour ces dispositifs porte sur « l’aide à la décision ». Il ne s’agit pas encore d’un outil de dépistage, le diagnostic restant l’apanage du médecin.