Première mondiale : une cornée imprimée en 3D
Peau, oreille, fragment de muscle… les scientifiques avancent progressivement vers la fabrication d’organes viables par bio-impression en 3D. Dernière prouesse en date : l’élaboration d’une cornée sur-mesure en moins de dix minutes par des équipes de l’université de Newcastle, au Royaume-Uni.
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Révélée à la presse début juin par l’équipe du Docteur Steve Swioklo, du Professeur Che Connon et de Madame Abigail Isaacson (Institut de médecine génétique de l’université de Newcastle) et publiée dans la revue « Experimental Eye research », la réalisation d’une cornée « sur-mesure » par bio-impression est une première mondiale [1]. C’est en effet la première fois que des chercheurs parviennent à élaborer un tissu viable grâce à cette technique. Une journée après l’impression, 90 % des kératinocytes cornéens étaient encore vivants, 83 % après une semaine.
Une encre biologique innovante
Une première étape a consisté à prélever des cellules souches sur un patient sain et à les mettre en culture afin de pouvoir les incorporer à une encre biologique. L’innovation tient dans la qualité de l’encre biologique utilisée : un hydrogel suffisamment épais pour conserver sa forme, mais assez souple pour pouvoir passer par la tête d’extrusion de l’imprimante. Ce gel, mélange d’alginate (bio-polymère à base d’algue) et de collagène, est conçu pour maintenir les cellules en vie.
Une fois cette encre disponible, il ne reste plus qu’à fabriquer la cornée. Tout d’abord, l’œil du patient est scanné afin de pouvoir créer un modèle informatique en 3D de sa cornée. Ce modèle est alors transmis numériquement à une imprimante 3D de bureau, parfaitement standard, et au bout de quelques minutes la cornée « sur-mesure » est prête.
Le chemin est encore long avant que des organes plus complexes puissent sortir de nos imprimantes, car il ne suffit pas d’accoler des cellules ensemble, il faut également que ces cellules puissent vivre, se nourrir, respirer et communiquer ensemble, ce qui exige notamment un réseau de vaisseaux, de nerfs, etc.
Des cornées artificielles, pour quoi faire ?
Fabriquer des organes ex-nihilo permettrait de répondre à la tragique pénurie de greffons issus de donneurs. Réaliser ces organes par bio-impression à partir de cellules souches du patient aurait en outre un avantage considérable, éliminer le risque de rejet, contrairement aux greffes d’organes issues de donneur, qui nécessitent un traitement immunosuppresseur lourd et entraînent d’importants effets secondaires.
Steve Swioklo et Che Connon, de l’université de Newcastle, présentent leur cornée imprimée. ©Newcastle University, UK
En France, les pathologies de la cornée représentent jusqu’à 20 % des cécités acquises. Pour ces maladies, seule la greffe de cornée permet de restaurer la vision. Environ 4 000 greffes sont réalisées dans notre pays chaque année, mais les listes d’attente ne cessent de s’allonger, comme le rappelle l’Agence de la biomédecine [2]. Ces cornées, prélevées sur des donneurs défunts, sont principalement utilisées pour des patients souffrant de déformation de leur cornée (kératocône, dystrophie de Fuchs…). Après le prélèvement, les cornées sont conservées en quarantaine où elles subissent de nombreux contrôles biologiques. C’est seulement ensuite, lorsqu’elles ont passé tous les tests avec succès, qu’elles sont greffées au patient receveur.
D’autres alternatives à l’étude
Pour faire face à la pénurie de greffons, diverses alternatives ont été imaginées. Ainsi, des cornées artificielles (bio-synthétiques, à base de collagène) ont été développées, mais elles engendrent beaucoup plus de complications que les cornées issues de donneurs. Des cornées bio-artificielles sont également à l’étude. Des chercheurs de l’université de Melbourne (Australie) ont ainsi réussi à fabriquer un film hydrogel ultramince, dans lequel ils ont incorporé des cellules souches de cornée. Implanté sous la cornée malade, ce gel viserait à stimuler son activité et à lui rendre sa transparence.
La recherche est donc extrêmement active dans ce domaine. L’innovation britannique est une des nombreuses pistes permettant d’espérer un jour résoudre le problème des cécités cornéennes. « Nos cornées imprimées en 3D vont maintenant subir d’autres tests et il faudra plusieurs années avant que nous soyons en mesure de les utiliser pour des greffes », tempère Abigail Isaacson.
L’avis de l’expert
Professeur Louis Hoffart, ancien chef du service d’ophtalmologie de l’hôpital de la Timone (Marseille), membre du Conseil d’administration de la Société française d’ophtalmologie (SFO) et de la Cornea Society et de l’European Society of cataract and refractive surgery (ESCRS).
– Quel regard portez-vous sur cette première mondiale ?
C’est extrêmement intéressant. Néanmoins, ce n’est pas la première fois qu’un tissu cornéen viable a pu être recréé en laboratoire. Une autre équipe internationale a déjà réalisé et greffé des cornées artificielles chez des patients [3]. Élaborées par génie tissulaire (fabrication par des levures, dont le génome a été modifié pour qu’elles synthétisent du collagène humain), ces cornées ne contiennent pas de cellules souches. Une fois implantées, elles forment une sorte de trame, de canevas, qui va être peu à peu colonisé par les cellules du patient. Plusieurs équipes dans le monde travaillent sur ces cornées artificielles. Celle d’Isabelle Brunette à Montréal (Québec) est particulièrement en pointe.
– À quelle échéance peut-on espérer que les cornées bio-imprimées soient utilisées pour être greffées ?
Dans l’état actuel des recherches, les cornées imprimées ne pourraient servir que pour « renforcer » la structure d’une cornée malade chez le patient (comme par exemple pour occlure une perforation après un accident), mais en aucun cas pour remplacer une cornée et rétablir la transparence nécessaire à la vision. En effet, ces cornées imprimées ne contiennent que des kératinocytes et sont dépourvues de cellules endothéliales, ces cellules situées à l’arrière de la cornée et qui sont indispensables pour obtenir un tissu transparent. Tant que les cornées bio-imprimées ne reproduiront pas la structure complexe d’une véritable cornée humaine, avec notamment cette couche de cellules endothéliales, il ne sera pas envisageable de les greffer dans le but de rendre la vision à un patient atteint de cécité cornéenne. Cultiver des cellules endothéliales est donc un enjeu important. Ces cellules ont un métabolisme très particulier et lorsqu’on arrive à les mettre en culture, leur survie est médiocre. Certaines équipes, notamment japonaises, sont en avance sur ce terrain.
[1] Abigail Isaacson, Stephen Swioklo, Che J.Connon. 3D bioprinting of a corneal stroma equivalent
Author links open overlay panel. Experimental Eye Research, Volume 173, August 2018, Pages 188-193. En ligne : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0014483518302124
[2] Agence de la biomédecine, Le rapport médical et scientifique du prélèvement et de la greffe en France, 2016. En ligne : https://www.agence-biomedecine.fr/annexes/bilan2016/donnees/prelevement/02-cornee/synthese.htm
[3] Bioengineered Corneas Grafted as Alternatives to Human Donor Corneas in Three High-Risk Patients. Buznyk O, Pasyechnikova N, Islam MM, Iakymenko S, Fagerholm P, Griffith M. Clin Transl Sci. 2015 Oct;8(5):558-62. doi: 10.1111/cts.12293. Epub 2015 May 21.