Le point sur l’œil sec
De 3 à 80 %… Selon les études, la fréquence de la sécheresse oculaire varie dans des proportions conséquentes. Si les chiffres réels sont difficiles à donner, une chose est certaine : la prévalence de ce symptôme augmente. En cause, nos conditions de vie.
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Paradoxe, le syndrome de l’œil sec (syndrome sec oculaire ou SSO) peut se manifester à ses débuts par une production exagérée de larmes dans certaines circonstances (expositions au vent, éblouissement…). Les autres symptômes associés sont nombreux : sensation de grain de sable dans l’œil, brûlure, démangeaison, rougeur, vision floue, fatigue oculaire, photophobie… Tous ces signes sont dus à une baisse de la qualité et de la quantité de larmes.
Une pathologie complexe
L’œil sec inclut une très large palette de symptômes. Issue d’un groupe de travail du National Eye Institute américain, la première définition de la sécheresse oculaire a été publiée en 1995: « La sécheresse oculaire est un trouble du film lacrymal dû à une déficience en larmes ou à une évaporation excessive des larmes, qui provoque une lésion sur la surface oculaire interpalpébrale, et est associée à des symptômes de gêne oculaire. » En 2006, un groupe de consensus a proposé un nouveau nom pour la sécheresse oculaire, afin de refléter l’importance de la quantité mais également de la qualité des larmes, à savoir « le syndrome des larmes dysfonctionnelles ».
Depuis, d’autres signes et d’autres étiologies ont été reconnues comme appartenant au syndrome de l’œil sec (SSO). Une nouvelle définition a été proposée par la Tear Film and Ocular Surface Society (TFOS) en 2017 : « La sécheresse oculaire est une maladie multifactorielle de la surface oculaire caractérisée par une perte de l’homéostasie du film lacrymal et accompagnée de symptômes oculaires, dans laquelle l’instabilité et l’hyperosmolarité du film lacrymal, l’inflammation et les lésions de la surface oculaire ainsi que des anomalies neurosensorielles jouent des rôles étiologiques. »[1]
De nombreux facteurs de risque
Il paraît raisonnable d’estimer à 15 % le nombre de patients souffrant de SSO, mais les personnes ayant occasionnellement un trouble sont beaucoup plus nombreuses. En Asie, la prévalence semble extrêmement élevée. Le rôle de l’environnement est indéniable (climat, mode de vie…), en témoigne l’augmentation des cas de sécheresse oculaire ces trente dernières années. Parmi les facteurs incriminés : le tabagisme, le visionnage prolongé d’écrans, la climatisation, l’air sec et chaud, les poussières environnementales… Des études récentes[2] ont ainsi montré qu’une exposition prolongée aux écrans (téléphones, TV, tablettes, jeux vidéo…) entraînait une baisse de la concentration en protéine MUC5AC, un composé important du film lacrymal.
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Les déficiences nutritionnelles sont également mises en cause. Une alimentation riche en minéraux et vitamines (notamment la vitamine A) et en oméga 3 serait protectrice. De même, les compléments alimentaires à base d’argousier (oméga 7) semblent améliorer l’état des patients. Par ailleurs, les excès alimentaires sont à éviter. « Une étude japonaise[3] a montré que la restriction calorique était efficace contre l’infiltration des glandes lacrymales par des cellules inflammatoires » précise le Professeur Pierre-Jean Pisella, Chef du service d’ophtalmologie au CHRU Bretonneau à Tours et actuel président de la Société française d’ophtalmologie (SFO). La suralimentation favorise en effet toutes les maladies inflammatoires, dont l’œil sec.
L’âge et le sexe sont également des facteurs de risque. Les femmes sont plus souvent touchées que les hommes, surtout à partir de la ménopause. Certains médicaments (certains antiacnéiques, bêtabloquants, contraceptifs oraux, antihistaminiques, diurétiques ou antidépresseurs), les allergies, certains antécédents médicaux (inflammation de la paupière, chirurgie laser) ainsi que le port de lentilles de contact favorisent également la sécheresse oculaire.
Maladie de l’œil ou des paupières ?
L’œil est protégé par trois couches successives : une couche muqueuse, une couche aqueuse et une couche lipidique, dont le rôle est d’empêcher l’évaporation des larmes. La sécheresse oculaire peut être liée à l’altération d’une de ses couches ou de plusieurs d’entre elles. La majorité est due à un dysfonctionnement des glandes de Meibomius. Situées à l’intérieur de la paupière, elles produisent le film lipidique protecteur, le meibum. Normalement fluide et liquide, le meibum devient épais et visqueux. En conséquence, il ne peut plus se déployer sur toute la surface de l’œil, les larmes s’évaporent trop rapidement et l’œil n’est plus hydraté convenablement.
La blépharite, une inflammation du revêtement cutané des paupières, compterait pour 60 % des étiologies de la sécheresse oculaire, surtout chez les personnes âgées.
Plusieurs solutions pour soulager les symptômes
Si le fluide produit par les glandes de Meibomius est trop épais, il risque de boucher les canaux excréteurs. Il faut alors l’évacuer. La chaleur, couplée à un massage des paupières, peut aider à liquéfier le corps gras et à purger les glandes. On peut le faire chez soi, en utilisant un gant mouillé d’eau chaude ou des lunettes chauffantes. Il est également possible de bénéficier de séances de massage en cabinet d’ophtalmologie : les paupières sont chauffées à 42 °C, puis massées pendant 12 minutes.
L’instillation régulière de larmes artificielles peut également soulager temporairement les symptômes. Il faut privilégier les produits dépourvus de conservateurs (voir encadré ci-dessous).
Il est parfois proposé d’oblitérer le canal d’évacuation des larmes par des bouchons, pour qu’elles restent en surface de l’œil. Pour le Pr. Pisella, la seule indication pour ces bouchons est la chirurgie réfractive. En effet, les chirurgies au laser tendent à provoquer une sécheresse oculaire pendant quelques mois. Durant cette période, il peut être intéressant de réduire l’évacuation des larmes. « Mais pas trop longtemps », prévient le spécialiste. « Au bout d’un certain temps, cela provoque l’effet inverse : les capteurs à la surface de l’œil, constatant qu’il y a plus d’eau, vont réduire la production de larmes. »
Pour certains cas plus sévères de SSO, les lentilles sclérales peuvent se révéler utiles. Il s’agit de lentilles de très grand diamètre, qui prennent appui sur la sclère et non sur la cornée. Emplies de sérum, elles maintiennent l’œil humide pendant toute la journée.
Parfois, le premier signe d’une autre maladie
« La symptomatologie de l’œil sec est assez peu spécifique, ça gratte, ça pique c’est rouge… Elle ne permet pas de poser un diagnostic précis » constate le Pr. Pisella. Les signes oculaires ne sont pas assez évocateurs pour savoir quelle couche parmi les trois qui protègent l’œil est atteinte. Il faut faire des tests cliniques : mesure du temps de rupture du film lacrymal (Tear Break Up Time ou TBUT), mesure de la quantité de larmes produites (test de Schirmer), examen des glandes, test à la fluorescine…Mais ces tests ne sont pas d’une grande précision et peu reproductibles. « Il y a souvent une discordance entre ce que ressent le patient et ce qu’évalue le médecin » regrette le spécialiste.
Dans l’immense majorité des cas, la sécheresse oculaire engendre une gêne, mais ne présente pas de gravité. « Le syndrome sec oculaire sévère, avec une kératite ponctuée superficielle (une érosion de la cornée), signe la gravité du symptôme » précise le Pr. Pisella. Il convient alors de rechercher d’autres pathologies comme un syndrome de Gougerot-Sjögren ou une polyarthrite. Enfin, dans certains cas exceptionnels, la sécheresse oculaire est associée à une maladie congénitale grave comme le syndrome d’Ehlers-Danlos.
Gare aux conservateurs
Dans les années 1990, le Professeur Christophe Baudouin, Chef de service au Centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts à Paris, établit le lien entre l’utilisation des conservateurs et certaines réactions inflammatoires de la surface oculaire. Depuis, d’autres équipes de recherche internationales sont arrivées aux mêmes conclusions. En 2015, le rapport annuel de la Société française d’ophtalmologie (SFO), consacré à la surface oculaire, a souligné le rôle déterminant, sinon exclusif, des conservateurs dans certaines situations d’irritation ou d’inflammation liées au traitement des maladies oculaires. « Les conservateurs administrés sur des yeux secs vont ainsi être cytotoxiques pour les cellules épithéliales déjà fragilisées, détruire les mucocytes survivants et dissoudre un film lacrymal déjà pathologique » expliquent les auteurs[4]. Il vaut donc mieux opter pour des collyres sans conservateurs.
[1] Rapport TFOS DEWS II, The Ocular Surface 15 (2017).
[2] Uchino Y, et al. Alteration of Tear Mucin 5AC in Office WorkersUsing Visual Display Terminals. The Osaka Study. JAMA Ophthalmol. 2014;132(8):985–992. doi:10.1001/jamaophthalmol.2014.1008.
[3] Kawashima M, et al. Calorie restriction: A new therapeutic intervention for age-related dry eye disease in rats. Biochemical and BiophysicalResearch Communications. Volume 397, Issue 4, 9 July 2010, Pages 724-728.
[4] Rapport annuel 2015 de la Société française d’ophtalmologie (SFO), « Surface Oculaire », par Pierre-Jean Pisella, Christophe Baudouin etThanh Hoang-Xuan.