Le point sur les douleurs oculaires
Les douleurs oculaires chroniques sont parmi les plus difficiles à traiter. Leurs mécanismes physiopathologiques restent relativement mal connus et seuls quelques centres les étudient dans le monde. À l’Institut de la Vision, l’équipe dirigée par le Pr Baudoin et le Dr Melik-Parsadaniantz est la seule qui soit dédiée à ce sujet en France.
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La cornée est l’un de nos organes les plus sensibles. On estime que la densité des terminaisons nerveuses y est de 7 000 par mm², soit 30 fois plus que dans la pulpe dentaire et 500 fois plus que sur la peau. C’est pourquoi les lésions oculaires sont si douloureuses. La moindre poussière, le moindre grain de sable dans l’œil est insupportable. « La nature est bien faite, cette hypersensibilité cornéenne est là pour protéger l’œil des agressions », explique Dr Annabelle Réaux-Le Goazigo, chercheuse à l’Institut de la Vision.
Si on sait que l’œil est très réactif, on connaît en revanche moins bien les mécanismes physiopathologiques qui président aux douleurs oculaires. C’est la raison pour laquelle il est si difficile de les soigner. À l’Institut de la Vision, cette équipe est une des rares au monde, et la seule en France, à s’intéresser à ce sujet. Son objectif : comprendre ces douleurs, analyser leur mode de propagation et leur chronicisation, étudier l’anatomie du système nociceptif cornéen, déterminer des biomarqueurs pour caractériser les différents types de douleurs et de patients douloureux et in fine, aider au développement d’antalgiques efficaces pour lutter contre ces symptômes.
L’œil sec, première cause de douleur oculaire
Les douleurs oculaires touchent principalement le secteur antérieur de l’œil : kératites (atteintes de la cornée) et conjonctivites (inflammation de la conjonctive, la fine membrane qui tapisse les paupières et recouvre le blanc de l’œil). Les conjonctivites se soignent bien, à l’aide d’antibiotiques et d’anti-inflammatoires. Les kératites peuvent en revanche se chroniciser, c’est notamment le cas lorsqu’elles sont dues au virus de l’herpès, ou lorsqu’elles sont irritatives, et consécutives à un syndrome de l’œil sec.
On estime que 5 à 35 %[1] des plus de 50 ans souffrent, à des degrés divers, de sécheresse oculaire. Pour certains, cela se traduit par un simple inconfort. Pour d’autres, le handicap est plus sévère. Près de 60 %[1] des patients souffrant de douleurs oculaires chroniques se déclarent gênés dans leurs activités quotidiennes. Et pour quelques-uns, la souffrance est intense. C’est à ces patients, dont la douleur résiste à tout traitement, que Dr Annabelle Réaux-Le Goazigo consacre l’essentiel de ses travaux. « L’inflammation joue un rôle important dans la sécheresse oculaire », explique-t-elle. « Sous l’effet de cette inflammation, des cellules immunitaires infiltrent la cornée où elles libèrent des substances algiques[2]. » Une des premières étapes pour comprendre les mécanismes physiopathologiques de la douleur cornéenne consiste donc à étudier cette phase inflammatoire. L’Institut de la Vision dispose de différentes techniques d’analyse, dont un microscope confocal in vivo permettant d’observer la cornée « douloureuse » dans ses trois dimensions, de visualiser les changements morphologiques de ce tissu, de suivre les nerfs cornéens et de détecter la présence de cellules inflammatoires.
Les mécanismes de chronicisation sur le point d’être élucidés
Une autre étape cruciale consiste à tenter de comprendre comment une douleur périphérique, causée par une lésion, se chronicise et finit par devenir une douleur neuropathique, induite par le système nerveux lui-même. Car si la douleur initiale est un signal d’alerte important pour l’organisme, la douleur chronique ne l’est pas : elle peut perdurer alors que la cause première (infection, inflammation…) a disparu. L’équipe de l’Institut de la Vision a réussi à montrer sur un modèle animal comment cette douleur s’installe dans le système nerveux périphérique (ganglion trigéminal) et central (cerveau).
Au cœur de ce processus, le ganglion trigéminal, responsable de toutes les informations sensorielles de la face. Trois branches partent de ce ganglion ; la branche maxillaire, la branche mandibulaire, et la branche ophtalmique. « Les neurones qui innervent la cornée ont leur corps cellulaire dans le ganglion trigéminal. Ces neurones ont la particularité d’avoir deux axones : un projetant vers la cornée et un autre projetant vers le cerveau », explique le Dr Réaux-Le Goazigo. En cas de stimulation douloureuse soutenue et durable de la cornée, l’inflammation des terminaisons nerveuses cornéennes se propage, elle monte jusqu’au ganglion trigéminal, et peut ensuite se transmettre jusqu’au système nerveux central. Une fois que l’inflammation locale au niveau de la cornée a disparu, l’inflammation peut persister à l’un ou l’autre des deux niveaux supérieurs.
Ce mécanisme n’avait jusqu’à présent jamais été élucidé. Les études sur l’animal ont permis d’identifier les mécanismes moléculaires en cause et de montrer des changements cellulaires et moléculaires importants au sein du système nerveux central. Il reste encore à montrer que cela se passe de la même manière chez l’homme. C’est l’objet d’un des prochains projets cliniques de l’équipe de l’Institut de la Vision : des cohortes de patients souffrant de douleurs cornéennes chroniques seront examinées en IRM fonctionnelle afin de voir quelles sont les structures actives lorsqu’ils souffrent.
Catégoriser la douleur pour mieux la traiter
La quête de biomarqueurs pour caractériser la douleur est également un des pivots de ces recherches. Elle passe entre autres par l’analyse « d’empreintes conjonctivales ». La technique consiste à poser une sorte de papier buvard sur l’œil des patients afin de prélever des cellules de la conjonctive et les analyser ensuite par biologie moléculaire. Ces empreintes mesurent chez chaque patient le niveau d’expression de certaines protéines impliquées dans la transmission du message douloureux. « Avec Christophe Baudouin et Antoine Labbé nous recherchons sur ces empreintes un certain nombre de molécules déjà connues dans le monde de la douleur. Nous cherchons à savoir si elles sont surexprimées ou sous-exprimées chez certains patients… Nous espérons ainsi pouvoir caractériser les types de douleurs et catégoriser nos patients. » L’objectif de cette recherche est de parvenir à terme à proposer une véritable prise en charge personnalisée de la douleur oculaire.
La dernière étape consiste à tester des molécules sur les cibles identifiées. Le laboratoire de l’Institut de la Vision présente l’avantage de pouvoir développer une recherche très innovante grâce à des technologies de pointe. La même équipe peut se consacrer à la fois à la recherche fondamentale sur les mécanismes cellulaires et moléculaires en jeu, aux travaux in vivo et ex vivo sur l’animal, et à la recherche clinique, sur l’homme. Les méthodes utilisées sont variées : électrophysiologie (chez l’animal), microscope confocal in vivo, imagerie cérébrale, empreintes conjonctivales… Toutes ces approches devraient permettre de faire avancer rapidement le champ des connaissances en matière de douleur oculaire.
« Aujourd’hui, l’éventail thérapeutique est limité », rappelle Dr Annabelle Réaux-Le Goazigo. Il se compose principalement de larmes artificielles, d’anti-inflammatoires locaux, qui ne sont pas dépourvus d’effets secondaires si on les utilise sur le long terme, et enfin de médicaments systémiques comme la gabapentine, ou certains antidépresseurs pouvant agir sur la douleur. Des facteurs de croissance comme le ngf, des traitements immunomodulateurs, et quelques autres médicaments spécifiques peuvent également être proposés. Néanmoins, la gamme thérapeutique reste modeste et les ophtalmologues manquent encore d’indicateurs pour savoir comment prescrire au mieux. Les travaux de l’Institut de la Vision devraient changer la donne.
[1] Fondation Voir & Entendre, Newsletter #13 – Comprendre les douleurs oculaires chroniques http://www.institut-vision.org/images/news_13-novembre-a_double-i-HD-WEB.pdf
[2] Algique = qui provoque de la douleur